Pour en finir vraiment avec le millefeuille territorial

Entretien avec Eric Giuily

Eric Giuily, maître des requêtes honoraire au Conseil d’Etat, a été chargé de la conception et de la mise en œuvre des premières lois de décentralisation, en tant que conseiller au cabinet de Gaston Defferre, ministre de l’intérieur, puis comme directeur général des collectivités locales. Président du cabinet de conseil en stratégie de communication CLAI, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont, Il y a 30 ans, l’Acte I de la décentralisation (Berger-Levrault, 2012) et de récemment, Pour en finir vraiment avec le millefeuille territorial, en collaboration avec Olivier Régis[1] (l’Archipel, 2015).

Acteur fondamental de la décentralisation, Eric Giuily défend aujourd’hui sept propositions importantes pour l’avenir de nos territoires, en particulier, une nouvelle carte de France « à la carte », tenant compte des spécificités locales. Nous l’avons interrogé sur les dernières réformes territoriales à l’aune des propositions qu’il a formulées.

Pourquoi êtes-vous partisan d’une “carte des territoires à la carte” – une organisation différenciée de notre République décentralisée ?

C’est une formule symbolique. La « carte à la carte » que nous proposons est une réaction à la carte uniforme et presque géométrique héritée de la Révolution et de Napoléon. Celle-ci était elle-même une réaction à la France de l’Ancien régime, très diversifiée dans son organisation territoriale et où les libertés et pouvoirs accordés aux différentes provinces ou villes étaient très variés et parfois très étendus. La Révolution, avec l’esprit d’égalité et d’unité qui la caractérisait a conduit à découper et organiser le territoire de manière uniforme. On a instauré les communes sur la base des anciennes paroisses, et créé de toute pièce les départements en s’appuyant sur une règle très concrète : pouvoir traverser le département en une journée à cheval pour se rendre au chef lieu. Cette organisation a finalement bien convenu au développement de la France jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale.

C’est à partir de la Libération et surtout des Trente Glorieuses que cette organisation est apparue de plus en plus inadaptée aux réalités économiques et démographiques du territoire, et qu’on a commencé à vouloir faire évoluer sans pour autant oser remettre en cause sa structure. Cela s’est traduit, d’une part, par la création progressive d’un échelon supra-départemental, la région, qui avait pour but de donner un horizon plus large pour les grands investissements structurants et l’aménagement du territoire. D’autre part, des efforts ont été faits pour favoriser la coopération intercommunale, avec notamment, la création des communautés urbaines en 1966, puis la loi Marcellin de 1971 pour les fusions de communes. L’inadaptation croissante de l’organisation territoriale s’explique par l’exode rural et son corollaire, l’urbanisation, liés à la tertiarisation de l’économie et à la concentration des pôles industriels. Les différences entre les territoires, qui étaient déjà grandes, se sont accrues, avec de grandes agglomérations (Paris, Lille, Lyon, Nantes etc) dont la réalité géographique s’affranchissait largement des limites communales et même départementales, et des départements ruraux de plus en plus dépeuplés. Dès lors qu’il y a diversité des populations et des modes de vie, il devrait y avoir diversité des modes d’organisation, afin de trouver pour chaque territoire celle qui est la plus adaptée. Cette idée est apparue progressivement, à travers l’adoption de statuts particuliers (pour la Corse et les départements d’Outre-mer, Paris, les villes nouvelles..). Nous sommes convaincus, Olivier Régis et moi, que pour réussir la réforme territoriale, il faut partir de cette idée-là, accepter cette grande diversité des territoires, pour définir des solutions au cas par cas.

Les dernières lois adoptées qui permettent, notamment par convention, le transfert d’attributions régionales ou départementales vers les EPCI marquent-elles une première étape vers de prochaines fusions ou absorptions de départements par des métropoles ou régions ?

Nous proposons, non pas de supprimer le département de manière globale, ce qui d’ailleurs poserait des problèmes constitutionnels, mais de le supprimer sur les territoires les plus urbanisés et de le conserver dans les zones les moins peuplées, le cas échéant en en regroupant plusieurs. Parallèlement, nous proposons de renforcer l’intercommunalité en transférant, dans certains cas, les compétences départementales à une métropole ou une communauté d’agglomération qui pourrait ainsi se substituer en tout ou partie au département. En Ile de France, par exemple, on pourrait ainsi s’appuyer sur les intercommunalités fortes en cours de mise en place pour supprimer les départements dont les compétences résiduelles seraient absorbées par la région. Dans ce cadre, la métropole n’a aucune raison d’être et nous sommes favorables à sa suppression. C’est la région qui devrait assumer la mission de planification des équipements structurants d’aménagement du territoire, de développement comme de péréquation entre les différents bassins de vie. Avec les communes, nous aurions ainsi trois niveaux, au lieu de cinq actuellement.

En Bretagne, nous pensons que le sentiment régional est tellement fort que les départements pourraient être supprimés. Dans la région ALPC, le territoire de l’ancienne région Limousin pourrait devenir celui d’un département regroupant les trois existants. Même proposition pour les trois départements de Poitou-Charentes. Dans ces zones, il est nécessaire de conserver une structure départementale de proximité, dans la mesure où il n’y a pas de métropole ou d’intercommunalité suffisamment puissante pour assurer ce rôle. Supprimer globalement les départements ne correspond pas à la réalité et aux besoins des territoires. En revanche, garder, en Ile de France, les départements des Hauts de Seine, de la Seine Saint Denis et du Val de Marne, tout en créant la métropole avec en plus la région et des intercommunalités puissantes, cela n’a pas de sens !

Le gouvernement a beaucoup hésité, tâtonné, louvoyé en matière de décentralisation. Malgré une volonté réelle, l’absence de vision claire et partagée sur ce qu’il convenait de faire (il y avait plusieurs schémas possibles) a généré beaucoup d’atermoiements. Mais finalement, le gouvernement a réussi à poser les bases d’une réforme fondamentale, qui crée de grandes régions et des intercommunalités puissantes. Malheureusement, la loi NOTRe n’est pas allée au bout de la réflexion : non seulement on n a pas touché aux départements, mais le Parlement a abandonné pratiquement tous les transferts de compétences qui devaient se faire des départements vers la région. Avec les transports scolaires, il ne reste pratiquement que les interventions économiques qui sont transférées aux régions, et encore certains départements résistent. A mon avis, on est à la moitié du chemin. On a bien vu que le mouvement d’intercommunalités est inexorable, qu’il faut le renforcer dans une grande diversité de solutions (métropole, communautés d’agglomération, communautés de communes, communes nouvelles…) et qu’il faut capitaliser sur les régions. En revanche, on a calé sur les départements. Il y a là un point sur lequel il faudra revenir.

Vous défendez une proposition « révolutionnaire » : la substitution d’intercommunalités de plein exercice aux communes qui évolueraient en structures de gestion déconcentrée, sur le modèle des arrondissements de Paris, Marseille et Lyon. Que diriez-vous pour rassurer élus et citoyens attachés à l’identité de leur commune ?

 Aujourd’hui, dans beaucoup de bassins de vie, on a en façade la commune, le maire et son conseil municipal, alors qu’en réalité, c’est au niveau des intercommunalités que se prennent désormais des décisions très importantes. Cette intercommunalité, une forme de confédération des communes membres, n’est pas élue au suffrage universel. Il y a un paradoxe incroyable: on s’enflamme, par exemple, pour l’élection du maire de Marseille et personne ne s’occupe de savoir qui sera le prochain président de la communauté urbaine (désormais métropole), alors que c’est là que se trouvent les principales ressources financières et une grosse partie des compétences et des pouvoirs !

Il y a trois manières de remédier à cette situation. La manière choisie pour le moment par le gouvernement et sa majorité, est l’introduction du fléchage[2] dans les listes municipales pour désigner les élus qui siègeront au conseil de communauté, d’agglomération ou de métropole. C’est un progrès mais cela n’organise en rien un débat démocratique sur ce que sera la politique de la métropole ou de la communauté d’agglomération, à l’occasion des élections. Il y a une deuxième méthode, que l’on peut sans doute espérer voir émerger pour 2020, qui serait l’élection directe de l’organe délibérant, organisée en parallèle de l’élection communale. Cela aurait l’avantage de démocratiser à court terme et de donner plus de poids politique à la structure intercommunale. La troisième méthode, qui est celle que nous avons recommandée, consiste à ne pas se cacher derrière son petit doigt et à tirer les conséquences de la réalité. Les intercommunalités se sont développées, mais elles n’ont pas permis les synergies qu’on attendait de leur création, et constituent surtout une couche supplémentaire au millefeuille territorial par leur aspect « confédération d’élus » soucieux de s’assurer d’abord que leur commune est bien traitée avant de s’impliquer dans la réalisation de projets communs. D’où une augmentation des coûts et un accroissement des effectifs, soit exactement le contraire du but recherché.

Pour réduire les dépenses des collectivités territoriales dans un contexte financier tendu, il faut créer de véritables synergies, au niveau départemental avec les restructurations précédemment évoquées, et au niveau communal en donnant plus de poids aux organes intercommunaux. C’est à dire faire des actuels EPCI la collectivité de base dont la commune serait une antenne administrative de proximité, à la manière des arrondissements parisiens. Les ressources fiscales seraient perçues au niveau de l’EPCI, par exemple d’une agglomération qui les redistribuerait aux communes. On peut imaginer aussi que l’élection se ferait au niveau de l’intercommunalité, à l’image de ce qui se passe à Paris où se tiennent des élections dans chaque arrondissement, mais sur la même liste pour le conseil municipal et le conseil d’arrondissement.

Aujourd’hui, la seule manière de faire plus et mieux avec moins est la mise en commun des moyens et des projets. C’est grâce à des réformes de ce type que l’on pourra mettre un frein à l’augmentation permanente des impôts qui détournent les activités, empêchent les gens de s’installer et aboutissent à une paupérisation collective. Par ailleurs, ce système n’empêche pas de garder l’identité de la commune, son nom, un conseil délibératif de proximité, une reconnaissance de leur existence historique. Mais elles seraient dans une logique de mise en commun de moyens, de réflexion sur des territoires plus vastes, pour mettre fin à cette dérive permanente qu’est l’augmentation de la dépense publique.

 

 Après le regroupement des régions, et le développement des métropoles, quelle sera, à votre avis, la prochaine étape pour l’organisation territoriale de demain ?

 La prochaine étape devrait être les départements. Pas de suppression globale, mais un certain nombre de regroupements et de transferts soit vers les intercommunalités soit vers les régions. Le gouvernement qui s’installera en 2017 devra, en tout cas, prendre des mesures très fortes.

 

Le prochain acte de la décentralisation ne peut intervenir, selon vous, sans une refondation complémentaire de la démocratie locale, notamment pour lutter contre l’opacité du système territorial tel qu’il s’est développé ces dernières années, qui laisse le citoyen éloigné de ce sujet pourtant très important pour son quotidien. Quelles mesures ou orientations préconisez-vous en particulier ?

La caractéristique fondamentale de notre démarche, c’est le caractère global de nos propositions. Nous avons la volonté de couvrir l’ensemble du champ des collectivités locales : de l’organisation des territoires, à leurs ressources financières, en passant par le système électoral et le statut des élus. D’une part, nous traitons la structuration des différents niveaux de collectivités et la répartition des ressources financières, avec la proposition de redistribution de la fiscalité économique vers la région et de la fiscalité foncière et d’habitation vers les intercommunalités, le financement des départements s’effectuant par la solidarité nationale pour une répartition équitable entre territoires. D’autre part, nous proposons de nouvelles règles sur le cumul des mandats et le statut des élus. Nous suggérons ainsi de limiter le nombre de mandats dans le temps à 3, sur la base d’une durée identique pour tous les mandats locaux, par exemple 5 ans, et de ne pas dépasser ainsi 15 ans. Lorsque nous écrivions le livre, avant les départementales de 2015, je me suis rendu compte qu’il y avait des élus qui étaient déjà président de leur conseil général en 1981 quand je m’occupais de décentralisation au ministère de l’Intérieur ! Il n’est pas sain, à tous points de vue, d’exercer le pouvoir pendant plus de 30 ans. Nous proposons aussi que toutes les élections locales soient organisées le même jour, au mi-parcours du mandat présidentiel.

Sur le statut des élus, nous défendons la réforme du régime indemnitaire avec des indemnités augmentées qui permettraient aux élus locaux de ne plus faire la chasse aux mandats pour, ce qui n’est pas illégitime, avoir un niveau de revenus à la hauteur de leurs responsabilités.

Si nous n’adoptons pas cette approche globale, on peut craindre que toutes les réformes soient vidées de leur substance, et que les objectifs de simplification, allégement et économies ne soient pas atteints, comme cela a été le cas depuis près de 25 ans.

LES SEPT PROPOSITIONS

  • Une nouvelle carte de France…  « à la carte », où l’organisation politique et administrative serait fonction des spécificités de chaque territoire permettant d’aboutir, pour tous les territoires, à la suppression de trois échelons d’administration territoriale sur les six actuels, de manière différenciée selon les zones.
  • Une nouvelle carte territoriale fondée sur les 13 régions définies par la loi, mais dont certaines limites pourraient éventuellement être corrigées par transfert de quelques départements, après département auprès de leur populations, trois de ces régions se voyant confier les compétences départementales (Ile-de-France, Bretagne, Corse).
  • Une France à 49 départements métropolitains, 50 avec Mayotte, grâce à la suppression des départements dans les zones fortement urbanisées, et le transfert de leurs attributions à 13 métropoles, et 37 communautés d’agglomération de plus de 100 000 habitants, mais avec son maintien comme échelon de solidarité dans les zones faiblement peuplées.
  • Une France substituant à ses quelque 36 000 communes et 13 000 syndicats intercommunaux, 2145 intercommunalités de plein exercice à fiscalité propre. En faisant de ces communautés de communes ou « nouvelles communes » l’échelon de gestion de proximité des bassins de vie.
  • Un pouvoir fiscal retrouvé et clarifié pour tous les niveaux de collectivités par la création de blocs clairs : les impôts « ménages » et sur le foncier aux « communautés », l’impôt économique aux régions, les départements recevant des contributions budgétaires de solidarité.
  • Une révision en profondeur du système électoral local, avec l’élection directe des assemblées délibérantes des métropoles et des « communautés », et l’organisation le même jour de toutes les consultations au niveau local.
  • Un renforcement de la démocratie locale grâce à une représentation politique renouvelée, par la limitation du cumul des mandats, la réforme du régime indemnitaire des élus locaux, une conciliation plus aisée entre vie professionnelle et mandat local, et de nouvelles conditions de mise en jeu de la responsabilité déontologique des élus.

[1] Economiste et élu local depuis 2001, il est président délégué du Forum pour la gestion des villes et des collectivités territoriales depuis 2004.

[2] Loi relative à l’élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires du 17 mai 2013, dite loi « Valls».